Un patrimoine génétique éparpillé pour dominer

Dans le lac Victoria, plus de 500 espèces de cichlidés se répartissant sur l’ensemble du réseau trophique sont apparues en seulement 16 000 ans. Cette explosion de biodiversité a été rendue possible par des cycles répétés de fusion et de diversification dans les lignées évolutives, comme le confirment les chercheuses et chercheurs de l’Eawag et de l’université de Berne dans les magazines «Science» et «Nature». Les résultats montrent qu’il faut protéger les espèces mais aussi des «essaims entiers d’espèces».

Une bonne partie de la biodiversité mondiale est apparue par radiations adaptatives. Cela signifie que lors de la colonisation d’un nouveau biotope, de nombreuses nouvelles espèces se forment à partir d’un ancêtre commun en l’espace de cent mille, voire dix mille ans, et occupent différentes niches écologiques. Les pinsons de Darwin aux Galapagos ou les ombles au Groenland, les amphipodes dans les cours d’eau souterrains ou les corégones dans les lacs profonds de l’arc alpin en sont des exemples. 

Mais pourquoi certaines familles tendent à former rapidement des espèces et d’autres pas? C’est sur cette question qu’ont travaillé deux équipes dirigées par Ole Seehausen de l’Institut suisse de recherche sur l’eau Eawag et de l’université de Berne sur la base de la radiation la plus rapide et la plus importante connue à ce jour - les cichlidés dans le lac Victoria. Ils ont trouvé des réponses d’une part dans le patrimoine génétique des poissons, et d’autre part, dans des fossiles de poissons trouvés dans les sédiments du lac et les ont publiées dans les magazines «Science» et «Nature». 

Point de départ: les survivants d’une catastrophe

L’histoire de la diversité actuelle des cichlidés dans le lac Victoria commence par une catastrophe. Vers la fin de la dernière période glaciaire, soit il y a 20 000 ans environ, le lac Victoria s’est asséché. Les survivants de sa probablement riche faune de poissons ont perduré pendant les presque 4000 ans de période de sécheresse dans les quelques zones marécageuses qui restaient du plus grand lac africain. 

Lorsque le bassin du lac s’est rempli à nouveau d’eau, les survivants sont revenus: Nare Ngoepe, auteure principale de l’étude «Nature» a pu associer plus de 7000 dents de poissons trouvées dans les sédiments des quasi 17 000 dernières années à cinq familles de poissons carpophages, poissons-chats et cichlidés. 

Toutefois, une seule de ces familles, les cichlidés, s’est divisée depuis rapidement en différentes espèces – et en pas moins de 500! Comme a pu le reconstruire l’étude Science à partir des génomes des espèces actuelles, ces 500 espèces descendent d’une population hybride apparue en même temps que le nouveau lac. Les hybrides apparaissent lorsque deux animaux d’espèces différentes s’accouplent. Dans le lac Victoria en pleine croissance après la période de sécheresse, trois lignées de cichlidés, eux-mêmes produits d’une hybridation vieille de plus de 300 000 ans, se réunirent et se mélangèrent, combinant ainsi leur patrimoine génétique.

Une spécialisation rapide

Lorsque la population hybride s’est propagée, certaines parties d’entre elle a commencé à se spécialiser. En raison de schémas comportementaux différents, ces sous-populations se reproduisirent de plus en plus séparément les unes des autres. La différenciation écologique, et la sélection de différents génomes dans différentes niches écologiques qui y est liée, a rapidement permis la formation d’espèces ayant pu successivement s’implanter dans de plus en plus de nouvelles niches écologiques encore plus extrêmes.

«Les nouvelles espèces de cichlidés se sont développées dans l’ensemble du réseau trophique» explique Joana Meier, auteure principale de l’étude «Science». C’est ainsi que sont apparus simultanément plusieurs genres qui se sont spécialisés pour les uns sur des algues et insectes précis, sur les déchets ou des parties de plantes, tandis que d’autres chassaient les œufs de poisson, filtraient le plancton de l’eau ou développaient des techniques spéciales pour chasser les alevins, les jeunes poissons et les cichlidés adultes.» 

De nouvelles hybridations étaient possibles en raison de la proche parenté, ce qui a permis de resserrer davantage le réseau trophique avec de nouvelles combinaisons génétiques. Sur les lieux de frai communs aux grands prédateurs et aux petits filtreurs de plancton par exemple, plusieurs espèces de prédateurs nains ont vu le jour simultanément: l’écotype, qui n’existe que dans le lac Victoria, combine les caractéristiques anatomiques de la tête des grands prédateurs avec la taille et la forme du corps des mangeurs de plancton, permettant ainsi d’accéder à de nouvelles ressources. 

Les mêmes conditions de départ pour tous

«Le succès des cichlidés ne repose pas sur le fait qu’ils seraient apparus avec d’autres poissons dans le lac Victoria et auraient monopolisé les ressources» a constaté Nare Ngoepe sur la base des fossiles de poissons. «Bien au contraire, les poissons carpophages dominaient durant les mille ans après la recolonisation.»

Mais lorsque l’eau est montée et qu’un lac profond s’est formé, les espèces spécialisées dans l’eau peu profonde et les petites rivières sont restées attachées aux zones proches du rivage et aux marais. «Les fossiles de cichlidés en revanche sont fréquents dans les sédiments de ces nouveaux habitats» explique Ngoepe. Visiblement, les cichlidés se sont précipités immédiatement dans l’eau libre ou dans les profondeurs du lac. 

La diversité a survécu sous forme de puzzle

Si les cichlidés ont pu conquérir le nouveau lac aussi rapidement et utiliser tout le réseau trophique aussi efficacement, c’est grâce à la diversité génétique réunie dans les bancs hybrides. «Les quelques mutations génétiques apparues pendant la courte période d’évolution des derniers 16 000 ans n’ont joué aucun rôle» déclare Joana Meier. «Le facteur décisif était plutôt que les différents patrimoines génétiques ayant survécu dans les différentes lignées de cichlidés n’avaient plus qu’à être «réassemblés» après la période de sécheresse. Ainsi, la lignée parentale a par exemple apporté des informations génétiques pertinentes pour les prédateurs, tandis que le patrimoine des deux autres lignées a rendu possibles les spécialisations des mangeurs d’algues et de plantes. 

«Grâce aux cycles d’hybridation et de spécialisation, de nombreuses variantes de caractéristiques génétiques, accumulées dans les populations de cichlidés au cours de millions d’années, ont pu être préservées en dépit de l’histoire climatique mouvementée de la région et de multiples extinctions d’espèces» déclare Ole Seehausen. En effet, lorsqu’une partie des espèces spécialisées disparaissait suite à une catastrophe, une majeure partie de leur patrimoine génétique leur survivait, réparti dans les quelques populations hybrides survivantes. Lorsque celles-ci se réunissaient à nouveau, les spécialisations perdues pouvaient être rapidement «reconstruites» et de nouvelles «inventées».

Protéger les potentiels de développement avec des essaims d’espèces

«Ce sont des constats importants pour la préservation de la biodiversité» précise le biologiste de l’évolution et des poissons. Tenter de protéger certaines espèces est insuffisant – à plus forte raison à une époque où l’homme provoque des catastrophes écologiques avec la surfertilisation et la construction, l’introduction d’espèces envahissantes et le changement climatique. «Nous devons également protéger le potentiel de développement «d’essaims d’espèces» entiers. Car il peuvent contribuer à ce que les écosystèmes se remettent plus rapidement – et avec eux leurs fonctions vitales pour l’être humain. «Les conditions préalables pour cela sont de disposer de biotopes reliés entre eux qui permettent les migrations d’animaux, d’une grande diversité de niches écologiques afin de préserver la diversité du patrimoine génétique par une sélection variée et d’une compréhension de l’évolution qui ne considère pas les hybridations occasionnelles au-delà des limites de l’espèce comme une impasse.» 

Source: Eawag

Informations relatives à la publication :

Meier, J. I.; McGee, M. D.; Marques, D. A.; Mwaiko, S.; Kishe, M.; Wandera, S.; Neumann, D.; Mrosso, H.; Chapman, L. J.; Chapman, C. A.; Kaufman, L.; Taabu-Munyaho, A.; Wagner, C. E.; Bruggmann, R.; Excoffier, L.; Seehausen, O. (2023) Cycles of fusion and fission enabled rapid parallel adaptive radiations in African cichlids, Science Vol. 381, Issue 6665  doi: https://doi.org/10.1126/science.ade2833

Ngoepe, N.; Muschick, M.; Kishe, M. A.; Mwaiko, S.; Temoltzin-Loranca, Y.; King, L.; Courtney Mustaphi., C.; Heiri, O.; Wienhues, G.; Vogel, H.; Cuenca-Cambronero, M; Tinner, W.; Grosjean, M.; Matthews, B.; Seehausen, O. (2023) A continuous fish fossil record reveals key insights into adaptive radiation, Nature: https://www.nature.com/articles/s41586-023-06603-6

L’histoire du lac et de sa colonisation

Le patrimoine génétique des cichlidés raconte l’histoire d’une immense famille. La question était de savoir si cette famille avait pu utiliser les ressources de manière aussi complète et différenciée en raison d’une avance temporelle dans la recolonisation du lac Victoria. C’est pourquoi, pour l’étude «Science», l’équipe interdisciplinaire dirigée par Nare Ngoepe et Ole Seehausen a opté avec des paléoécologistes de l’université de Berne dirigés par Willy Tinner et Martin Grosjean pour une approche paléoécologique – pour la toute première fois dans la recherche sur les radiations adaptatives dans les grands lacs. À partir de fossiles de dents de poissons, qui permettent une classification taxonomique au moins jusqu’au niveau de la famille de poisson, ainsi qu’un autre matériau organique issu de carottes de sédiments, ils ont réussi à reconstruire intégralement l’écologie du lac Victoria des 17 000 dernières années et à réfuter l’hypothèse d’une domination initiale des cichlidés.

L’histoire familiale

Pour reconstruire les arbres généalogiques de la radiation adaptative dans le lac Victoria, Joana Meier a analysé pour l’étude «Science» 464 génomes de cichlidés d’Afrique orientale d’une collection qu’ont constituée Ole Seehausen et son équipe durant les trois dernières décennies pour leurs études morphologiques, écologiques et génétiques. 288 génomes provenaient de 120 espèces qui, à l’exception du «mangeur d’écailles Allochromis wellcommei» disparu, représentaient tous les genres et écotypes de cichlidés du lac Victoria connus; à cela se sont ajoutés les génomes d’espèces de cichlidés d’autres parties de la région des grands lacs africains. 

L'Institut d'Ecologie et d'Evolution de l'Université de Berne

L’institut se consacre à la recherche et à l’enseignement sur tous les aspects ayant trait à l’écologie et à l’évolution biologique. Il offre une base de compréhension scientifique qui contribue à la sauvegarde et à la restauration du monde vivant. Sa Division de Biologie de la Conservation, dirigée par Raphaël Arlettaz, mène des recherches essentiellement appliquées au sein des écosystèmes terrestres, livrant des recommandations ciblées pour une gestion pragmatique et efficiente de la biodiversité.

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04.10.2023